samedi 29 mars 2025

Qui nous sommes

 

Avec le temps cela devient tellement évident que beaucoup d’entre nous n’y pensent même pas. Mais réfléchissons-y un peu. Est-ce juste un processus normal que chaque peuple doit se distinguer des autres peuples par sa propre langue, sa propre culture, etc. ? Un peuple change-t-il sciemment et délibérément sa langue et sa culture pour paraître différent des autres peuples ? Ou cela fait-il partie de la nature humaine - une sorte de développement naturel et historique qui se produit spontanément au fil du temps ?


Comment se produit ce changement/cette transformation, historiquement parlant ? L’Histoire dit que certains peuples sont venus en Europe d'Asie centrale. D'autres se sont déplacés vers le sud pour rejoindre les populations qui par la suite sont devenues les peuples de l'Inde, de l'Iran, du Pakistan, de l'Afghanistan d'aujourd'hui… C'est ce qu'on appelle communément la migration « vers un monde meilleur ». Ce phénomène migratoire, et je ne vous apprends rien de tout ça, a toujours été causé par la famine, la guerre, l'expansion militaire… Nous, les Arabes et, avant nous, les Berbères, sommes venus dans cette partie de l'Afrique du Nord, plus ou moins pour les mêmes raisons, de la péninsule arabique. Les États-Unis d'Amérique, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'es pays d’Amérique latine et centrale sont tous des exemples évidents de la façon dont la migration fait des peuples ce qu'ils sont. Les Américains et les Australiens, par exemple, ne parlent pas avec le même accent et ont des constitutions différentes, etc., bien qu'ils soient originaires des mêmes endroits. Beaucoup de peuples ont les mêmes origines et pourtant vous entendrez parler de culture américaine, de culture australienne, de culture brésilienne…. Y-a-t-il un problème à cela ? Un Américain ne devrait-il pas se vanter que sa culture est bien plus importante que la culture marocaine, par exemple ? Comment un Marocain peut-il convaincre un Américain que, non, c'est la culture marocaine qui est la meilleure ? Avant même de se mettre d'accord sur ce que signifie la culture, il va sans dire que beaucoup plus de jeunes marocains aimeraient vivre aux États-Unis que les Américains n'adoreraient vivre au Maroc ? Les statistiques parlent d'elles-mêmes. Il y a des dizaines de milliers de Marocains qui sont devenus citoyens américains naturalisés et des milliers d'autres immigrés marocains aux États-Unis. Le nombre total d'immigrants légaux au Maroc est d'environ 100 000 et le nombre d'immigrants illégaux est d'environ 40 000 - sur une population de 34 000 000, dont plus de 4 000 000 vivent à l'étranger. Comment expliquer cela ? Pourquoi les Marocains vont-ils en Amérique ? Est-ce qu'ils vont plutôt pour le pain et le miel ou pour la culture américaine ?


Beaucoup de Marocains qui sont allés en Amérique, ou y vivent, parlent de démocratie américaine, du sens américain de l'organisation, du sens américain de l'initiative et de l'entreprise, du sens américain de la prise de risque… Dans ma ville natale de Mohammedia, il y a un grand MacDo et plusieurs pizzerias. J'ai eu parmi mes professeurs des Américains qui parlaient couramment l'arabe marocain. Si beaucoup de Marocains aux USA y sont allés pour l'argent, pourquoi les Américains (quel que soit leur nombre) viennent au Maroc ? Oui, certains d'entre eux viennent pour travailler (dans les écoles américaines, dans plus de 150 entreprises américaines présentes dans mon pays, etc.), mais viennent-ils tous pour l'argent ? Je ne sais pas.


Au Sénégal, par exemple, il y a pas moins de 4 000 Marocains, dont certains sont installés là-bas depuis 1870. Je ne vais pas parler ici de leurs problèmes ou soucis. Je me demande seulement : pourquoi sont-ils allés là-bas et pas en Amérique ou en Europe, par exemple ? Des milliers de Libanais et d'autres migrants arabes se sont bien entendu rendus aux Amériques, mais des milliers d'entre eux vivent également dans diverses parties de l'Afrique subsaharienne.


Au lendemain de la crise du golfe de 1990-1991, j'ai été de ceux qui se sont étonnés du nombre important de migrants américains et européens en Irak, par exemple. Pendant des décennies, aux yeux de beaucoup d'entre nous, les États arabes du Golfe étaient synonymes de richesse et d'opportunités d'emploi plus que toute autre chose. Maintenant, j'entends des intellectuels marocains et arabes respectables parler avec beaucoup de respect des « politiques visionnaires » de, disons, des dirigeants qataris et émiratis entre autres. D'où viennent de telles visions ? L'argent peut-elle à elle seule expliquer tout ? La culture n'a-t-elle pas quelque chose à voir là-dedans ?


Les questions sur la culture nous ramènent à des questions sur nous-mêmes, en tant qu'êtres humains. Qu'est-ce qui me fait écrire en anglais et en français et qu'est-ce qui fait que certains anglais et français apprennent l'arabe ? Pourquoi ne devrais-je pas écrire en arabe ? Si j'écris dans une langue étrangère, serais-je nécessairement influencé par la culture de la langue dans laquelle j'écris ?


Et cette culture-là est-elle si importante pour moi en tant que personne ? Eh bien, j'ai besoin de ma façon de penser quand j'ai un problème. J'ai besoin du sentiment d'appartenance quelque part, à quelque chose, même quand je n'ai pas de problème. Si je ne me sens pas appartenir à là où je suis, c'est un gros problème. C'est alors que j'aurai besoin de ma façon de penser pour m'aider à surmonter ce problème. En d'autres termes, mon identité est plus une nécessité psychologique que sociale. Ces aspects identitaires font tous partie de ma culture, ou plutôt de ma culture collective que je partage avec des millions de personnes dans mon pays. Mais il y a une partie plus spécifique de ma culture (ma culture individuelle) que je partage avec beaucoup moins de gens dans mon pays et avec beaucoup plus ailleurs.


Personnellement, je mange avec les mains et je ne serais jamais à l'aise avec un couteau et une fourchette. (D'ailleurs, on dit que c'est meilleur pour la santé !) Si je veux être moderne (quoique je ne sache ce que cela veut dire au juste), dois-je nécessairement manger d'une certaine manière ou m'habiller selon la mode ou parler de telle ou telle manière ? Eh bien, je crois, pour ma part, que même si je considère que ma voie est la meilleure, les autres sont libres d'avoir leur propre voie dans un cadre juridique général accepté par tous pour le bien d'une société apaisée. Je devrais donc pouvoir manger ce que je veux comme je veux quand je suis seul ou avec des gens comme moi. Je porte ce que je veux comme je veux sans provoquer ni blesser personne. Je parle comme je peux sans singer personne ni prétendre ce que je ne suis pas. C'est cela ma culture. Mon mode de vie est une représentation « ostentatoire » de ma culture. Si j'aimais un morceau de musique américaine, cela ferait partie de ma culture. Si j'aimais une radio ou un magazine français, cela ferait partie de ma culture. Je suis marocain et j'aime beaucoup de choses marocaines. Mais j'aime aussi beaucoup de choses qui ne le sont pas. J'aime le sens du devoir des Américains. J'aime l'amour des Allemands pour la lecture. J'aime la littérature française du XIXe siècle, etc. Et je suis absolument à l'aise avec ce que j'aime.


Si je peux m'offrir ce que j'aime, c'est super. Sinon, pas de problème. Je n'ai pas besoin d'avoir une voiture ou même un ordinateur portable pour être une personne moderne. Je peux très bien travailler dans des cybercafés et voyager en taxi ou en bus. Aucun problème. Si d'autres personnes pensent que je ne suis pas une personne moderne, quoi que cela signifie, ou que j'ai échoué socialement ou professionnellement, ce n'est pas un énorme problème pour moi. Ce qui est important pour moi, c'est que je travaille dur pour obtenir ce que je veux. Ce qui est important pour moi, c'est que je sois un homme d'aujourd'hui. J'ai besoin de savoir et de comprendre ce qui se passe dans le monde. J'ai besoin de comprendre l'Histoire pour voir ce qui était possible dans le passé qui ne l'est plus aujourd'hui et ce qui peut encore changer dans le futur pour le meilleur ou pour le pire. J'ai besoin de comprendre les façons de penser des autres. J'ai besoin d'en apprendre davantage sur les traditions et les modes de vie des autres. Si je sais comment les autres pensent et se comportent, j'améliorerai ma propre façon de penser.


Maintenant, devrais-je aller dans un pays étranger spécifique uniquement pour voir à quoi ressemblent ses habitants ? Pourquoi pas ? Pourtant, je peux le faire sans quitter ma ville natale. Ce qui est plus important pour moi, c'est de savoir comment ces gens sont devenus ce qu'ils sont, comment ils pensent, comment ils résolvent leurs problèmes, quels sont leurs rêves et leurs aspirations... Je peux savoir ceci à l'école, en lisant, à travers les médias. Quand j'en sais beaucoup là-dessus, je repousse un peu plus loin les limites de ma culture. Les auteurs français deviendraient donc mes auteurs, mes professeurs, et aussi les auteurs américains, les journalistes égyptiens, les poètes arabes… Ma culture deviendrait ainsi aussi vaste que mes connaissances. C'est ce que j'entendais par « culture spécifique » ou « culture individuelle ». Je ne ferais pas alors de différence entre culture et civilisation. Mais je ferai quand même une différence entre ma culture en tant que culture arabo-berbère et la culture occidentale, par exemple. Elles ne sont pas les mêmes. Et c'est très normal. Je ne vais pas commencer à comparer ce qui est le mieux. Ma culture est bonne tant qu'elle me convient, tant que je me sens à l'aise avec. Je ne m'attendrais pas à ce que quelqu'un s'habille comme je le fais, ou mange comme je le fais (même s'il était musulman comme moi) … Je m'attendrais seulement à ce qu'il me comprenne – même pas à ce qu'il m'accepte tel que je suis. Nous sommes tous des êtres humains : nous avons plus ou moins les mêmes problèmes et différentes manières de traiter ces problèmes. Quand j'écris, j'expose ma façon de penser, ma façon de résoudre mes problèmes – basée sur ma propre culture (individuelle), qui n'est ni pire ni meilleure que la culture de qui que ce soit.


Que se passerait-il si j’étais invité à un dîner spécial où je devais respecter une certaine étiquette ? Franchement, je serais très gêné et peut-être ridiculisé. Mais une fois sorti, j’oublierais tout ça et je redeviendrais moi-même. D’ailleurs, j’en ai déjà fait l’expérience et je n’hésiterais pas à la refaire