Quelqu'un m'a raconté cette histoire : « J'ai rencontré un couple européen, qui m'a dit : 'Quand nous avons voulu venir au Maroc en tant que touristes, nous avons donné nos maillots de bain et nos caleçons à nos amis en Espagne, parce que nous pensions que nous n'en aurions pas besoin une fois entrés au Maroc, qui est un pays musulman. Mais à notre arrivée, nous avons été stupéfaits de voir des Marocains en maillot de bain sur la plage de Tanger !’ »
Toujours à Tanger, quand j'étais étudiant là-bas, je suis entré une fois dans
la bibliothèque de mon école et j'ai trouvé une femme américaine blanche d'une
trentaine d'années vêtue d'une djellaba marocaine et d'un foulard. Assise à une
table, elle lisait le Coran. Autour d'elle, il y avait des étudiantes
marocaines en T-shirts et jeans serrés.
Et alors ? dirait quelqu’un. Où est le problème ?
Le problème est que, parfois, on juge avant de savoir. Entre les préjugés et la
réalité il n’y a qu’un pas à franchir. C’est de savoir. Alors, que sait-on de
notre région ? Dans mon pays, le Maroc, il existe au moins un magazine
entièrement publié en arabe marocain. Et vous avez l'arabe libyen, l'arabe
égyptien, l'arabe syrien, l'arabe irakien, l'arabe yéménite, et chacun a son
propre arabe. Il ne faut surtout pas s'en étonner, du fait que beaucoup d'entre
nous ne sont jamais allés à l'école, et ce n'est qu'à l'école que l'on peut
apprendre l'arabe que nos ancêtres ont appris à la maison comme langue
maternelle et dans lequel le Coran a été révélé. Maintenant cet arabe-là n'est
plus la langue maternelle de personne. De plus, il n’y a pas que les Arabes dans
le monde arabe. Chacun a donc sa langue bien-aimée. C'est pourquoi la plupart
d'entre nous ne connaissent tout simplement pas le Coran. Et la plupart d'entre
nous qui lisons le Coran ne le comprennent pas aussi facilement que nos
ancêtres. Le Coran a donc eu un impact limité sur nos vies depuis longtemps
maintenant. Même de nos jours, pour beaucoup d’entre nous, nous n'en
connaissons qu'une partie à travers nos coutumes et traditions séculaires.
Ce lien ténu avec le Coran qui a toujours posé problème est loin d'être
terminé. Une autre chose est la lutte pour le pouvoir. Les guerres de
succession ont fait des ravages impardonnables tout au long de notre histoire.
Et c'est toujours la même vieille soif de pouvoir, le même vieil amour du
trône, la même vieille faim de gloire mondaine. C’est donc tout à fait naturel
si chaque pays arabe a désormais son propre dialecte arabe, son propre « calife
», sa propre armée, ses propres frontières. Inutile de dire que c'est bon ou
mauvais. Il suffit de dire que c'est le monde où nous vivons aujourd’hui.
Pour moult raisons, ce même monde arabe, dans lequel je vis, a longtemps été
très important pour de nombreuses personnes dans d'autres parties du globe. Dès
le XIXème siècle, plusieurs auteurs russes de renom, par exemple, écrivaient de
belles choses sur les Arabes et l’Islam. Curieusement, les Occidentaux, eux
aussi, ont commencé à embrasser l'Islam par milliers après le 11 septembre.
L’Amérique, a soudainement découvert qu'elle avait des imams à part entière qui
parlaient l'arabe mieux que beaucoup d'Arabes, et qui connaissaient le Coran et
les Hadiths par cœur - ce qui n’est pas donné à tous les Arabes et musulmans -,
et qui étaient dûment autorisés à émettre des fatwas. Certains imams américains
sont devenus alors des stars et ont été invités à s'exprimer sur les
télévisions américaines. Il a ensuite été découvert que les musulmans
américains ont montré à leurs frères et sœurs musulmans comment créer des sites
Web islamiques et comment gérer des chaînes de télévision islamiques par
satellite. Comme quoi il faut savoir avant de juger.
Quand, en 1995, les Qataris ont lancé Aljazira, de nombreux régimes arabes ont
eu peur pour leur public local, craignant qu'il ne boude leurs stations de
radio et de télévision bourrées de propagande. Après Aljazira est venue une
myriade d'autres chaînes de télévision par satellite en langue arabe,
principalement financées par des publicités télévisées. Cela a inspiré les gens
dans de nombreux États arabes à lancer, sinon des stations de télévision «
libres et indépendantes », du moins des stations de radio. (Cela n’est pourtant
pas une critique. Vous savez mieux que moi que même dans les meilleures
démocraties au monde il y a de moins en moins de liberté de la presse.) Et
c’est ainsi que, au Maroc, par exemple, on a pas moins de 13 radios
indépendantes, toutes financées essentiellement par la publicité. Au moins la
moitié de ces stations de radio ont des émissions religieuses. Certaines de ces
émissions se sont avérées si populaires, si réussies, que certains des
prédicateurs et érudits religieux les plus connus du pays ont été embauchés
pour augmenter l'audience, pour rapporter plus d'argent aux radios - quoique
cet argent n’est jamais suffisant. Dans certaines de ces émissions, vous
entendriez un professeur d'université islamiste discuter pacifiquement avec un
militant communiste ; vous entendriez les gens parler de leurs problèmes, de
leurs souffrances, de leurs critiques du gouvernement sans être inquiétés. De
même, d'autres personnes sont devenues de plus en plus convaincues que les
banques islamiques (également appelées banques participatives) auraient un
énorme succès. Résultat : nous en avons plusieurs en ce moment. Je ne dis pas
que c'est bon ou mauvais. Je dis juste que c'est le monde où je vis.
Pendant plusieurs décennies, notre pays a été occupé par la France. Il était
donc tout à fait normal que la langue française ait été pour certains un moyen
de mobilité sociale et pour d'autres un moyen de distinction sociale. Bien
parler français en public a longtemps été synonyme d'appartenance à une
certaine élite, à une certaine classe. La massification scolaire, la
télévision, l'enrichissement progressif de certaines couches de la société par
le biais du commerce ou de la fonction publique ou par l'expatriation (en
France notamment) - tout cela a permis une bonne maîtrise du français par un
plus grand nombre de personnes - jusqu'à ce que l'école publique, de plus en
plus arabisée, soit devenue, au contraire, un frein empêchant des milliers et des
milliers de personnes d'accéder à ce statut d'élite à la française.
Avant même l'Indépendance (en 1956), l'élite « conventionnelle », hautement
qualifiée, était déjà influencée par la culture occidentale. Jean-Jacques
Rousseau, Karl Marx, Hegel, Weber, Montesquieu, la littérature grecque, Freud…
étaient des lectures courantes pour ces personnes, qui seraient naturellement
tentées de se moquer de ceux qui lisaient encore des « livres jaunes », en
langue arabe, imprimés localement ou importés du Machrek (le Moyen-Orient).
Cette élite, souvent politisée, a naturellement su prendre des postes à
responsabilité, ouvrant la voie à un certain héritage à perpétuer de père en
fils. Et lorsque de nouvelles perspectives, encore plus prometteuses,
s'ouvrirent devant la progéniture de cette élite, gâtée par l'opportunité
historique de l'époque, l'évolution des événements obligea, après
l'Indépendance, l'Etat à marocaniser l'administration. Cette marocanisation
progressive signifiait que la langue arabe devait aller en parallèle ou au
détriment de la langue française. Le facteur démographique a entraîné, entre
autres, la prolifération des facultés et des universités, où, grâce à la
traduction en arabe, des cours complets ont commencé à être dispensés en arabe.
Et ainsi de plus en plus d'enseignants n'avaient plus besoin de maîtriser le
français, ni même l'arabe littéraire. Un professeur d'histoire-géographie en
arabe percevait le même salaire et les mêmes avantages sociaux qu'un professeur
de physique-chimie en français. Tous deux pouvaient vivre décemment, construire
une maison ou même une villa, avoir une belle voiture... L'un et l'autre
pouvait s'exprimer comme bon lui semblait, ou lire ce qu'il voulait, ou adhérer
au parti politique de son choix, etc.
Justement, on a toujours associé les élites d’ici et d’ailleurs à la politique.
Et comme ce qui se passe ailleurs, ici aussi l’argent a son mot à dire dans la
politique. On a beaucoup d’entrepreneurs polyglottes, très cultivés du coup,
qui contribuent grandement aussi bien à l’économie qu’à la gestion du pays.
Tout le monde a sa place.
Bien sûr que, ici comme ailleurs, il y a des problèmes tous les jours. Mais ce
qui est beau c’est qu’il y a pourtant des solutions tous les jours. Presque
toujours, les journaux télévisés commencent par le rouge du sang et s’achèvent
avec le rouge des roses.